Ayant largué les amarres en avril depuis le nord de la France, Atlas s’apprête à rejoindre son port d’attache à Saint-Malo, mettant un terme à une année 2023 chargée en projets et collaborations scientifiques. Retour d’un marin d’eau douce sur la dernière partie de cette Odyssée nordique.
Par Jérôme Smyrliadis
Depuis mai, Atlas sillonne les mers arctiques, épaulant les scientifiques sur place dans leurs recherches, parcourant les fjords du sud du Groenland de long en large. Récoltant échantillons et autres données, hébergeant momentanément des chercheurs, notamment ceux de l’Institut Polaire Suisse, l’équipage a contribué à documenter la vie et la géologie présente dans cet écosystème unique. Atlas est maintenant sur le chemin du retour pour hiverner dans son port d’attache à Saint Malo.
Le 22 août, l’équipage a été relevé par le nôtre, quatre nouveaux arrivants fraîchement atterris à Narsarsuaq, dépaysés par la grandeur des paysages sauvages du Groenland, de ses infinies plaines glaciaires et de ses vastes toundras. Deux d’entre nous sont des marins plus accomplis que leur modestie ne leur permet d’admettre, tandis que les deux autres, dont moi-même, j’en fais volontiers l’aveu, sont d’enthousiastes marins d’eau douce.
Les forts vents catabatiques qui nous ont accueillis nous ont cependant tous mis a la même enseigne, tout désamarinés que nous étions alors. Un avant-goût des conditions de la traversée à venir vers l’Islande, où nous serions à notre tour relevés.
Si les journées à bord s’organisaient autour de la navigation, nous avions toujours un œil sur le qui vive, à l’affut du moindre signe de la faune sauvage qui, contrairement à ce que l’on pourrait penser, foisonne dans ces étendues décidément pas si désertes.
Chaque soir, l’on se mettait à la recherche d’un mouillage ou d’un port à l’abri de ces vents imprévisibles qui ont la sale manie de disparaître comme ils sont venus. C’était également une opportunité parfaite de mettre le pied à terre et de faire une rapide exploration des alentours, à l’affut des petits buissons aux rameaux couverts de myrtilles, abondants sur les sols tourbeux du Groenland, ou d’explorer quelque pittoresque village.
Une escale rapide a Qaqortoq fut l’occasion de reconstituer les stocks de vivres d’Atlas, surtout en denrées fraîches qui nous ont fait défaut une fois coupés du monde. Saumon, légumes frais, boîtes de thon pour Chicha, et même (avouons-le) un peu de blanc pour accompagner ces délicatesses, rien n’est trop bon pour les membres d’Atlas Expéditions, comme le dirait le capitaine.
Les bourgades Groenlandaises sont de ravissantes agglomérations de petites maisons aux couleurs vives qui apportent une touche joviale aux paysages de rouille et de grès, que les longues nuits polaires rendent éprouvants.
Si Qaqortoq se développe et commence à attirer à elle ces monumentales villes flottantes aux proportions démesurées que sont les paquebots de croisière – pour le meilleur ou pour le pire – , d’autres villes, comme Nanortalik, visité quelques jours après, sont sur la pénible pente du lent déclin.
Dans son port, nul navire de croisière, un simple panneau informant les rares visiteurs des tarifs pour la visite d’icebergs. Dans ses rues, quelques enfants, quelques passants, quelques maisons abandonnées aux fenêtres condamnés. Le vent y souffle comme un râle moribond.
Pourtant, à quelques dizaines de miles de là se trouve l’entrée d’un fjord remarquable : le Prins Christianssund. Ici, les pics de roche caressent de leurs doigts acérés les nuages, tandis que les glaciers y gravent leur lit et viennent allonger leur langue jusque sur l’eau, formant un front majestueux soufflant un vent glacé. Cette anatomie atypique rend difficile l’appréciation de ses mensurations. La parallaxe donne une information différente de ce que nous disent nos yeux.
Comme une maquette vue par une fourmis, il y a quelque chose d’assurément surhumain, et presque même de surnaturel, dans ces paysages.
Le temps au Groenland prend lui aussi une autre dimension. Sa perception, comme tous nos autres sens, est perturbée par les proportions hors du commun de ces terres reculées. Si d’après le calendrier nous avons passé 18 jours à bord du voilier, nous avons l’impression d’y être restés une petite éternité. À bord, ni le passé ni l’avenir ne semblent plus être à la portée de la pensée, l’esprit tout entier est capturé par le spectacle des roches luttant contre les glaces qui fondent en de formidables chutes, dans un ensemble qui nous donnait l’impression d’être visiteurs de la rêverie d’un artiste.
Cette île de glaces est facétieuse et regorge de trésors cachés qui se révèlent aux yeux de l’observateur attentif. La splendeur gagne facilement les faveurs d’un oeil neuf, et les nôtres en étaient presque éblouis tant les paysages sans cesse se métamorphosaient en de nouveaux tableaux que le simple passage d’une brume ou d’un iceberg venaient repeindre. Et la nuit, si le ciel était dégagé, sur ces tableaux venaient danser les flamboyantes aurores dans leurs vastes robes d’émeraude.
Dans cet univers minéral qui a tendance à tirer nos regards vers ses cimes, il est vite fait d’oublier de regarder à nos pieds, où abonde la vie délicate de ces terres arctiques.
Lichens, cténophores, mouettes, isoëtes, saules, fougères et autres baleines ne sont qu’une poignée des habitants de ces territoires injustement qualifiés de désolés. Si ces vastes étendues glaciaires sont peu propices à la vie humaine, ces paysages sont le gîte inestimable de nombreuses espèces méconnues qui, comme leur environnement, sont menacées par la modification du climat et la pollution des eaux, de l’air et des sols.
D’où l’intérêt croissant de la communauté scientifique qui concentre ses efforts dans ces hautes latitudes, théâtre d’un changement aux mécanismes nébuleux, mais à l’impact indéniable.
À bord d’Atlas, l’équipage s’efforce de contribuer à cet effort, et plus nous en apprenons sur les mystères de cette terre, plus sa beauté est frappante.
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage. Et dans ces paysages où le ciel semble rencontrer la terre, ce jardin des Hespérides couvert de toundra et baignant dans le crépuscule arctique, Atlas n’est pas en reste.
La grandeur sauvage du Groenland a gravé les flancs de nos cœurs comme les glaciers son granit. Protégeons-le, non pas pour sa splendeur, non pas parce qu’il nous est profitable, mais simplement pour ce qu’il est. Une terre foisonnant de vie.
Jérôme Smyrliadis